Seule dans la nuit
Nous sommes en plein mois de Juillet , sur une île pratiquement inhabitée, nous dînons à bord avec notre équipier Laurent , il ne fait pas encore nuit : une soirée tranquille, sans passagers, entre deux charters. Nous avons choisi ce mouillage sûr, tout au fond d’une assez grande baie, dans crique en forme de V. Il y a peu de vent et celui-ci vient de l’arrière du bateau qui est bien tenu à terre par deux aussières croisées, nouées à des rochers ; il est mouillé sur ancre à l’avant avec suffisamment de chaîne pour la hauteur d’eau de 5/6 m.
Une prémonition ? J’interroge Yves : « Et si un jour nous avons besoin de partir sans avoir le temps d’aller à terre larguer les aussières qu’est-ce qu’on fait ? »
Yves me répond : « On les largue à partir du bord et on s’en va ! » Autrement dit on abandonne les cordages en dénouant leurs extrémités qui sont nouées à bord.
Deux heures après, le vent a tourné et vient maintenant de face. Puis la nuit tombe tandis que le vent se renforce. Une demi heure après, la nuit étant noire il devient évident que notre position n’est plus tenable ; la mer se forme et le bateau s’agite au fond de ce chaudron
Yves décide de partir. Laurent doit aller à terre larguer les amarres mais il ne peut y aller seul car il y a maintenant des vagues et pendant qu’il escalade les rocs pour aller dénouer les cordages, il ne peut laisser le zodiac être drossé sur les rochers hérissant tout le pourtour de la crique sur 2 à 3 mètres de hauteur.
Il faut que Yves aille l’aider en restant manœuvrant à bord du Zodiac et l’ éclairant pour ces manœuvres périlleuses. Ils prennent des lampes-torches, quittent le bord et s ‘éloignent dans le noir.
Je suis seule à bord, ils ont laissé le pont éclairé pour tous ces préparatifs. Moi, le moment venu, je devrai tirer et ramener les cordages à bord lorsqu’ils seront libres à l’autre bout.
Ils sont à peine partis que, dans le noir qui entoure le bateau qui, lui, est éclairé, j’aperçois à droite, sur le côté du bateau, une masse plus claire, assez proche 5 à 6 mètres : la côte ! L’ancre a chassé le bateau a abattu et va aller cogner son flanc sur les rochers, voire se mettre au sec ; je bondis dans la timonerie, lance le moteur, fonce de nouveau dehors à la barre, j’embraye et donne un petit coup d’accélérateur en virant à gauche, mais de la même façon, très vite à gauche j’aperçois la même menace. Le bateau est au fond d’un V assez étroit, la marge de manœuvre est très faible. Il n’y a pas de place pour virer d’un côté ou de l’autre et je ne peux pas avancer car les aussières ligotent l’arrière du bateau : Il faut que je le dégage. Je ne vois rien, mes hommes sont perdus dans le noir, je ne vois même pas une loupiotte à terre. J’ignore où ils en sont de leur manœuvre mais les aussières ne sont pas encore libres.
Je fonce a l’arrière jusqu’au taquet sur lequel une des aussières est tournée (il faut dire qu’entre la barre du cockpit et les taquets d’amarrage , il y a quelques 5 mètres à franchir). J’ai à peine le temps de lâcher un tour, le bateau est de nouveau en travers, je me précipite à la barre et redresse, je fonce de nouveau à l’arrière à l’autre aussière; je n’ai pas le temps de la libérer complètement qu’il me faut rebondir vers la barre. je donne un nouveau coup d’accélérateur pour redresser.
Le bateau se remet dans l’axe, face au vent et là je sens qu’il avance . Soulagement ! Les aussières, bien qu’incomplètement dégagées ne font plus nœud et coulissent, libérant peu à peu le bateau . Et maintenant ? Je le maintiens comme cela en accélérant très doucement .
J’avance à l’aveugle, gênée par le phare qui éclaire verticalement le pont, mais ayant maintenant le bateau en main, je scrute le noir et me dirige très lentement vers la partie plus large de la crique.
Et l’ancre et la chaîne ? J’ai du passer par-dessus et les ai peut être tractées un peu, mais il m’est totalement impossible, étant seule, d’aller à l’avant pour relever l’ancre en abandonnant le contrôle du bateau. Je reste donc à la barre, me contentant de maintenir Saint- Graal face au vent, en avançant le moins possible.
Mais qu’est-ce que je fous là ? SEULE, dans la nuit noire et le vent qui siffle, à bord d’un mastodonte de 20 mètres, qui risque le naufrage !
Plus que la peur c’est la colère qui me saisit ! J’ai l’impression d’être dans un mauvais cauchemar , mais non , c’est là , maintenant !

Le temps me semble très long.
ENFIN ! J’entends la voix d’Yves. Ils sont à bord, je n’ai même pas entendu le moteur du zodiac revenir sur mon arrière ! Yves me dit : «Tu as rentré les aussières ?
« Non je les ai larguées, on allait à la côte ! »
« Tu as bien fait, tu as sauvé le bateau »
Je crois que c’était vrai.
Mais cela n’était pas fini ! Yves est à la barre mais il faut y voir clair, j’allume le radar, je le règle, Yves peut en voir l’écran à partir de la barre extérieure, cela va lui dessiner la côte de la baie pour avancer.
Laurent et moi fonçons remonter la chaîne, Laurent dans le puits à la ranger correctement, et moi nt à l’interrupteur. La chaîne remontée Yves a le champ libre pour nous dégager de ce chaudron de sorcières. Le bateau tangue déjà pas mal, nous sommes face aux vagues ; Laurent et moi, en bons équipiers assurant la sécurité, sommes accroupis, agrippés, et callés dans le balcon avant qui plonge et remonte en nous gratifiant d’un douche à chaque plongée. Nous nous efforçons de saisir l’ancre (entendez attacher l’ancre à son support avec un cordage), ce qui est essentiel en cas de mauvais temps pour que l’ancre ne se déplace pas et ne file pas à la mer en pleine navigation. (Oui ! c’est arrivé à des amis et cela a causé le naufrage de leur bateau dont l’ancre a crevé la coque ! ) A chaque vague nous plongeons plus ou moins dans l’eau ; Yves nous rappelle:
« Revenez ! Revenez ! Tant pis pour l’ancre ! » Mais nous ne sommes revenus vers l’arrière que quand l’ancre a été saisie et l’écubier bien fermé ; Nous pouvions affronter une tempête !
Ce ne fut pas long de faire le demi-tour de l’ile, au moteur et au radar (Vive le radar !) et sommes allés nous mouiller dans une crique qui, à son tour était sous le vent, à l’opposé de la précédente.
Et tous à dormir jusqu’au lendemain !
Le lendemain bien avancé, par un temps radieux et calme, nous sommes retournés à la crique de la veille et avons récupéré nos deux aussières, gentiment déposées au fond de l’eau et que personne n’avait repérées, heureusement, car il y en avait pour une belle somme d’argent.
Mais tout de même, saleté de méditerranée ! Avec des vents qui tournent de 180 degrés en une demi-heure. Yves, le Breton, n’est jamais arrivé à comprendre cette mer aussi fantasque !