Un mauvais sort
Nous naviguons toutes voiles dehors et bien réglées ; c’est l’après midi où il y a toujours un bon vent qui, ce jour là, est portant. Nous sommes sous pilote automatique et seulement trois à bord : Yves assis à la table à cartes surveille la route, met à jour ses notes ou bricole. Winnie, notre marin antillais, natif de Bequia, la seule des petites Antilles réputée pour ses marins et chasseurs de baleines et moi.
Winnie est avec nous depuis plusieurs mois et nous fait bénéficier de sa grande expérience de marin de charter, en matière d’entretien du bateau (qu’il lave tous les matins) et de service à bord. C’est un homme noir, grand et bien bâti, un peu félin, toujours vêtu de bermudas impeccables et qui affiche un léger snobisme.
Il a déjà fait une traversé de l’Atlantique avec Yves qu’il a époustouflé en lui nommant tous les grands voiliers dont il ne voyait que les mâtes dépasser du quai du port de Açores où le Saint Graal allait faire escale. Il a un sens marin surprenant et un sens de l’observation remarquable.
Nous menons bon train en longeant la côte turque à environ un mille.
Un voilier moderne de série, plus petit que nous mais qui affiche tout de même quatorze ou quinze mètres, fait la même route que nous et, émoustillé par notre allure, essaye de nous remonter.
Il est bien plus léger que nous et glisse bien sur l’eau. Pour gagner, il a tout mis dessus y compris son spi, et grignote petit à petit la distance qui nous sépare.
Winnie, assis à l’arrière du Saint Graal, ne le quitte pas des yeux et, comme je sais qu’il a horreur que son bateau (entendez le bateau dont il est le marin, le Saint-Graal pour l’heure) soit battu dans une course à la voile, je le taquine un peu en lui disant :
« Il nous gratte ! »
«Attends ! » répond-il, impavide et sans chercher à améliorer le réglage de nos voiles.
Deux minutes après, dans un grand CRAC ! Le bateau qui est maintenant à une cinquantaine de mètres, explose son spi et vire en catastrophe ! Winnie exulte !
« C’est pas possible, tu lui as jeté un sort ? »
Non, simplement, Winnie, avec son grand sens marin, sentait que ce bateau était à la limite de ses possibilités et il attendait tranquillement !