Nous sommes en Yougoslavie entre deux charters ; notre équipier du moment a du faire un saut en France pour régler quelques affaires. Yves et moi sommes seuls à bord, exceptionnellement pas de travaux à faire.
– « Et si nous allions faire un tour à Venise ? » me dit Yves,
– « A Venise ? Pourquoi ? »
– « Ben ! Pour voir !
– « Oh ! J’ai l’impression de connaître ! Il y a tant de photos, de films, de livres que pour moi c’est peu surfait, mais si ça te fait plaisir pourquoi pas ? »
Vingt quatre heures après nous entrons dans le chenal de la lagune, au petit matin et là l’étonnement commence : plus nous avançons, plus la densité des bateaux de toutes sortes augmente (cela me rappelait le Bosphore et la Corne d’or, quelques années avant avec le Kernevel)
Effectivement à Venise tout passe par l’eau ou sur l’eau ! Bien sûr, d’abord les bateaux- bus, qui transportent des passagers d’une rive à l’autre ou d’une île à l’autre, mais aussi des bateaux-taxis, les bateaux-ambulance, les bateaux-poubelle, les bateaux-corbillards et, tout comme les voitures dans les films américains, les bateaux de police, à fond les gaz, zigzagant toutes sirènes hurlantes entre les autres bateaux.
Rien que ça, avant même de mettre un pied à terre, ça vaut le déplacement. Je jubile !
J’ai moins rigolé quand, sur les conseils des instructions nautiques, il nous a fallu nous amarrer à des bites d’amarrages qui datent de 4 siècles, formées d’un faisceau de madriers de plus de 2 mètres 50 au dessus de l’eau, d’au moins 1 mètre de diamètre et rangées en lignes parallèles ; il fallait capeler les amarres avant et arrière à partir du zodiac qui sautait comme un cabri sur les vagues irrégulières produites par cette intense circulation à laquelle s’ajoutait celles produite par un paquebot qui s’acheminait vers le port commercial situé en amont.
Je ne sais pas comment nous y sommes arrivés car, Yves, seul à bord, devait maintenir le Saint-Graal entre deux de ces plots, en me laissant suffisamment de mou dans l’amarre pour pouvoir la soulever et la passer autour du poteau. Pour cela, j’étais debout sur la pointe des pieds, sur le boudin du zodiac, me tenant d’une main au poteau et l’autre essayant de passer l’amarre par-dessus ! Un « plouf » aurait été comique mais sûrement assez dramatique !
Par contre, une fois terminée la manœuvre, quelle position royale ! Nous étions placés latéralement au très majestueux bâtiment de la douane, situé à la fourchette entre le chenal et le Grand Canal. Sur notre avant-gauche, à deux cents mètres, la place St Marc et le clocher de l’église, à notre-avant droite, de l’autre côté du chenal l’île et l’église et de San Georgio.

Seuls sur cet amarrage, nous nous attendions à tout instant à ce qu’une autorité vienne nous dire de nous enlever de là. Mais non, c’était autorisé mais pas fréquenté par les plaisanciers car le lieu était agité et n’offrait pas l’un accostage à quai.
Nous avons fermé le bateau et sommes partis dans notre zodiac explorer Venise. Notre balade nous mena aux anciens chantiers navals de la Sérénissime, l’Arsenal, devenu musée maritime. Nous étions friands de ce type de musées et celui-ci est exceptionnel, on s’en doute, vu le passé de la ville. Nous avons dégusté cette visite avec un grand bonheur.
Nous arrivions dans des salles qui comportaient une multitude de maquettes de jonques chinoises. Ces salles étaient dédiées à Marco Polo et présentaient aussi la très belle maquette de son navire.
Dans des vitrines, des carnets de dessins magnifiques : croquis de jonques, paysages, qui tout d’un coup me rappellent des tableaux qui avaient été exposés à Forcalquier. Le peintre était décédé mais sa sœur, Mme Caire, pour lui rendre hommage, avait exposé les œuvres qu’elle possédait. Cette amie m’avait appris que son frère avait été, pendant des années, représentant en Chine d’une grande compagnie maritime française. Il avait peint, dessiné et surtout fait exécuter une centaine de maquettes de jonques et bateaux chinois dans les années 1930. Revenu en France, il avait proposé cette magnifique collection au Musée de la Marine à Paris qui déclina. C’était Venise qui avait recueilli cette collection, et nous étions devant ces vitrines !
Ne voyant nulle part mentionné le nom du donateur, Etienne Sigaud, la colère me monta au nez ; je demandais à rencontrer le conservateur. Je fus introduite dans un bureau dont les fenêtres donnaient sur le Chenal et d’où je pouvais voir le Saint-Graal. Le conservateur : un monsieur fin, élégant, d’une grande noblesse et d’une civilité rare, m’écouta attentivement ; je lui déclarais connaitre la sœur du donateur et lui exprimais mon étonnement de ne pas voir mentionné le nom de celui-ci.

« Mais par quelle porte êtes- vous entrée ? » me demande t-il. Je la lui précise.
-« Ah, je comprends! Vous n’avez pas du voir, au-dessus de cette porte, donc derrière vous, la grande plaque qui mentionne et fait l’éloge du donateur ! »
« Le rouge de la honte il me monte à la fugure » comme aurait dit Roro (alias Don Rodrigue) dans la Parodie du Cid, d’Edmond Brua, un grand classique des Pieds-noirs !
Je présentais mes excuses, remerciais ce grand personnage pour son amabilité ; et lui, très charmant me pria de présenter ses civilités à Mme Caire. Je courus dans la salle où j’avais abandonné Yves et, effectivement, je vis la grande plaque de remerciements au donateur !
Ces salles existent toujours au Musée l’Arsenal et si un jour vous allez à Venise allez voir ce musée dont on ne parle jamais et c’est bien dommage !