Nous rentrons de l’été en Turquie ; la navigation prend environ 6 jours entre Rhodes et Ampuria Brava, au Nord de la Catalogne où nous avons coutume de relâcher. Cette fois-ci le temps est assez pénible. Nous arrivons au sud de la Sardaigne par un temps exécrable, vent, grains, orages et Yves décide de reposer l’équipage en faisant escale à Port Teulada que nous connaissons, au sud de la Sardaigne où nous sommes certains de trouver de la place à quai. Une escale avec une nuit de repos seront bienvenues !
C’est une baie profonde, ouverte vers le sud, au fond de laquelle une grande digue a été construite au cours de la dernière guerre, sans doute pour le débarquement de troupes en Sardaigne ; port inutile ensuite et curieusement inutilisé depuis : il n’y a pas de village, pas de capitainerie, pas d’éclairage à quai, pas de pêcheurs, pas de phare, à l’extrémité de la très grande digue derrière laquelle on est parfaitement à l’abri.
Nous inclinons notre route vers le nord-ouest pour rentrer dans cette vaste baie, de nuit bien entendu ! Yves et Mark, notre équipier sud-africain qui a fait la saison d’été avec nous, manœuvrent ; moi je suis au radar. Je connais bien la configuration de cette baie, sans piège, alors que très curieusement le radar me donne des taches énormes, comme des îles. J’en avise Yves qui me dis « Ce sont les grains que tu vois » Effectivement j’avais déjà observé que des grains violents et denses font échos. Nous continuons à avancer à l’aveugle, mais des taches s’effacent ou se modifient au fur et à mesure que les grains s’épuisent, mais il y a quand même d’autres taches qui ne semblent pas bouger sur notre gauche, dont une presque sur notre route, dense comme une île, et je sais parfaitement où nous sommes et il n’y a pas d’île ! On continue à avancer ; il fait nuit noire, aucune visibilité et la pluie qui fait rideau. Tout à coup des lumières innombrables et situées en hauteur deviennent perceptibles, véritable arbre de Noël gigantesque qui se dégage du rideau de pluie : Un bateau ! En s’approchant encore c’est un bateau de guerre énorme, de forme bizarre, incompréhensible au radar, c’était ça ma tache ! Il est mouillé au milieu de cette grande baie. Nous le longeant, admirant cet énorme vaisseau illuminé un peu comme dans un film d’anticipation la caméra découvre la longueur d’un vaisseau spatial. Que fait-il là ?
Nous continuons notre pénible route sur un mille ou deux et je vois maintenant distinctement au radar la digue de Porto Teulada où nous entrons sans problème, nous amarrons Saint Graal. Il est minuit, assez fatigués, tous à dormir.
Profond sommeil. Brutalement réveillés par des explosions, des tirs de canon, des hélicoptères qui passent en rafale au dessus de nous ! Apocalypse now ! On jaillit du bateau, grimpons sur le haut quai pour apercevoir, non loin dans la baie et sur le cap Teulada, des exercices, des explosions, des fumées, des rodéos d’hélicoptères et de bateaux etc. Sans doute des manœuvres de l‘OTAN ? Nous comprenons les bateaux entrevus la nuit.
Petit déjeuner. Quelqu’un nous appelle du quai, en anglais. Un officier américain nous demande l’autorisation d’utiliser notre radio pour communiquer avec son bateau. Il est accompagné d’une dizaine d’hommes. Ils étaient en permission et ont raté leur bateau dans un port de Sardaigne où ils devaient embarquer. Les militaires italiens ont mis à leur disposition une voiture pour rejoindre leur unité au sud de la Sardaigne où les manœuvres se déroulent ; Ils ont a un carte routière, mais il n’y pas de route dans ce coin perdu. Il souhaite aviser son bateau pour qu’on vienne les chercher à terre.
PENSACOLA, c’est le nom du navire, en pleine manœuvre, difficile à contacter. De plus il y a des problèmes de fréquences radio : les militaires en opération trafiquent sur des fréquences différentes de celles que nous utilisons. Le navire finit par répondre et leur dit d’essayer de se rapprocher du théâtre des opérations où des débarquements ayant lieu, ils pourront facilement être ramenés à leur bord. Le gradé, prudent, décide d’aller d’abord repérer les chemins qui peuvent exister pour arriver au lieu du débarquement et, grosse erreur, laisse sur le quai ses dix hommes, et part avec la fourgonnette et les bagages.
Avec Mark, de langue anglaise, qui m’expliquait les échanges, nous rigolions car nous trouvions tout cela bien désorganisé ! Mais quand je vis partir l’officier et la camionnette et, imaginant les chemins horriblement boueux, s’ils existaient dans ce coin désertique, je dis, « Celui-là, on ne le reverra plus ! »
Là-dessus, nos soldats largués, sur le quai passent le temps comme ils peuvent, il n’y a aucune habitation dans ce coin, pas de café, aucun abri. Il est deux heures de l’après midi, nous leur proposons quelques sandwichs, puis, il se met à pleuvoir ; pas un abri sur ce port ; nous accueillons les hommes à bord, ils sont gelés, leurs vêtement sont partis avec la camionnette. Je fais des tonnes de café chaud. Je commence à me demander comment on va pouvoir tous les loger pour la nuit ! A la nuit déjà bien tombée, l’officier réapparait avec une autre voiture. Bien sûr ils se sont embourbés, ont été obligés d’abandonner leur camionnette, se sont perdus, ont fini par être dépannés par des locaux. Mark, moi sommes morts de rire et allons nous cacher. Yves, toujours aimable, arrive à garder son sérieux, et se tient à la disposition de l’officier pour de nouvelles manipulations de la radio. Explications, transactions avec les autorités du Pensacola qui sont enfin plus disponibles, les manœuvres étant terminées et consentent finalement à envoyer une barge pour récupérer leurs hommes.
Et là, nous constatons, avec effarement, que le Pensacola n’a pas de carte marine de détails de cette partie de la côte et ils ne savent pas nous localiser ! Nous proposons, pour les diriger vers nous, d’allumer notre lampe flash qui, en tête de mât à 22 m de haut, peut être vue à deux milles de distance. Au bout d’une heure environ on les entend venir.
Tout d’un coup je réalise que s’ils viennent directement sur la lampe du mât, ils vont entrer en collision avec le quai, puisque nous sommes de l’autre côté du quai. En vitesse, on distribue toutes nos lampes aux marins et on leur donne comme consigne de s’espacer tout le long du haut de la digue en agitant les lampes pour que la chaloupe comprenne qu’il faut contourner le quai, invisible de nuit. De l’autre côté du quai, le Saint Graal, tout allumé, est visible et rend aussi visibles les alentours.
Et nous voyons arriver, sur notre arrière une large chaloupe de débarquement avec deux hommes casqués et armés et un immense drapeau américain trempant presque dans l’eau ! Nos « naufragés à terre » peuvent embarquer et l’officier nous remercie chaleureusement. Il note sur notre livre d’or une invitation à le contacter si nous allons aux U.S. et avec humour dit à Yves en lui serrant la main « Reconnaissance à la marine française pour avoir sauvé la marine américaine » !